Manifeste pour un droit au suicide indolore / Synthèse
Jean Liberté (2018)
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Préambule
- Il ne s'agit pas d'encourager le suicide mais de défendre le droit de disposer de sa vie.
- L'on n'est véritablement maître de sa vie qu'à condition de pouvoir mettre sereinement fin à celle-ci quand on le décide.
- La vie n'est pas un devoir : une vie vécue par contrainte et non par décision personnelle n'est pas conforme à la dignité humaine.
Chapitre 1 : Lutter contre l'absurde : pour que vivre devienne un choix délibéré
- Nous n'avons pas choisi de naître. La vie, au départ, n'est jamais un choix mais une contrainte : elle s'impose à nous.
- De plus, nous n'avons pas choisi notre corps (gènes, etc) et notre milieu social d'origine (capital économique, social et culturel).
- Contingence => nous aurions pu ne pas être ou être autrement, rien ne justifie éthiquement le fait de naître et d'être tels que nous sommes.
- Absurde => la vie n'a que le sens que nous lui donnons. Construire un monde dans lequel la dignité humaine est respectée relève donc de notre responsabilité.
- Ne pas disposer concrètement de son corps et de sa vie revient à subir un “viol existentiel”. Ne pas vivre par décision personnelle mais par peur de souffrir en se suicidant, c'est vivre par contrainte. Seul le droit au suicide indolore permet d'être un vivant consentant.
- Ne pas redoubler l'absurde existentiel par un absurde social = à défaut d'avoir choisi de naître, ayons le choix de mourir en douceur.
Chapitre 2 : La possibilité du suicide indolore : une incitation à vivre
- Ne pas pouvoir mettre sereinement fin à sa vie quand on le décide, c'est être enfermé dans la vie. Une limitation de l'accès aux méthodes de trépas paisibles constitue une séquestration existentielle.
- Paradoxalement, savoir que l'on peut, à tout moment, se suicider sans douleurs et sans craintes d'échec nous permet de nous approprier notre vie et nous insuffle ainsi un sentiment de liberté qui nous incite à vivre.
- « Se suicider, ce n'est pas choisir la mort, mais le moment de sa mort. » (André Comte-Sponville). Nous sommes mortels : ne pas anticiper le trépas (afin que celui-ci soit paisible et serein) revient à nier à mortalité, à ne pas assumer la condition humaine.
- La mort n'est rien (cf : Épicure), car les morts ne souffrent plus. En revanche, les mourants peuvent souffrir car ils sont encore vivants. Il faut donc distinguer la peur de la mort, irrationnelle, de la peur de mourir, rationnelle.
- Seule la possibilité du suicide indolore peut nous permettre sans mensonge de vaincre la peur de mourir, d'être à la fois heureux et lucides.
Chapitre 3 : Vivre et mourir conformément à sa dignité : refuser un excès de souffrance
- Tous les êtres humains sont également dignes (quelles que soient leurs caractéristiques biologiques, psychologiques ou sociales), tous les êtres humains méritent le même respect.
- Le revenu universel et le droit au suicide permettent de travailler et de vivre par décision personnelle. => 1/ Travailler pour survivre, c'est vivre en esclave. 2/ Que l'on travaille ou non, l'on mérite de vivre dignement et de mourir dignement.
- L'on peut à tout moment devenir la proie de souffrances intolérables : il est donc prudent de disposer de sa « pilule-suicide » pour être en mesure d'échapper à des excès de douleur.
- Tout être humain qui met fin à ses jours mérite un suicide paisible, conforme à sa dignité (quelles que soient ses raisons de se suicider).
- Chaque être humain vit une expérience existentielle différente : je ne suis pas à la place d'autrui, je ne peux pas savoir ce que l'autre ressent. Ainsi, je ne peux pas définir pour autrui des « bonnes » et des « mauvaises » raisons de se suicider : c'est à chacun d'en juger pour soi-même.
- Tout être humain mérite d'être en mesure d'échapper rapidement, sereinement et paisiblement à un excès de souffrance non conforme à sa dignité qu'il ne désire pas endurer.
Chapitre 4 : Contre les sophismes de l'intégrisme religieux
- Nous ne sommes pas des choses ni des créatures mais des êtres humains : notre vie n'appartient ni à Dieu, ni à l'État, ni à la société, elle n'appartient qu'à nous.
- L'injonction biblique « tu ne tueras point » interdit à la fois l'avortement, l'euthanasie et le suicide assisté : l'idéologie Pro-Life, en respectant ce commandement à la lettre quelles qu'en soient les conséquences en termes de souffrance, est dogmatique et fanatique.
- Si Dieu crée et gouverne le monde, même le « mal » a du sens, ce qui justifie toutes les horreurs que les êtres humains endurent.
- L'idée religieuse selon laquelle nous méritons les malheurs qui nous arrivent aide à supporter la souffrance : celle-ci, dans la perspective religieuse, n'est plus arbitraire mais a du sens.
- « Je suis la source absolue » (Merleau-Ponty) : ce n'est pas Dieu qui fait être le monde, mais moi-même, en tant que conscience. Je suis celui par qui il se fait qu'il y a un monde.
- Par conséquent, sur le plan éthique, l'être humain est la source des valeurs : le bien est ce que l'être humain désire (être respecté en tant que liberté) et le mal est ce que l'être humain ne désire pas (être objectifié, humilié, torturé, etc).
Chapitre 5 : Contre la culpabilisation du suicide
- Culpabiliser le suicide contribue à enfermer l'être humain dans la vie et peut ainsi inciter au suicide (de même que nous enfermer dans une pièce nous donne envie d'en sortir).
- Enfermer celui qui désire mourir dans l'identité dépréciative de « suicidaire » est à la fois réifiant et malveillant (celui qui est défini comme « suicidaire » risquera de se suicider pour correspondre à la définition qu'on donne de lui).
- Celui qui désire mourir, honteux d'être un « suicidaire », risque également de fuir la honte par le sadisme (faire le mal pour assumer sa culpabilité...) et/ou le masochisme (se châtier d'être celui qu'il est).
- « Je ne suis pas ce que je suis » (Sartre). Mes caractéristiques psychologiques, biologiques ou sociales ne me définissent pas : je ne suis qu'un être humain. Désirer mourir ne fait pas de moi un « suicidaire coupable ».
- Montaigne, contre Pascal, montre que le suicide n'est ni lâche ni coupable : ma vie m'appartient et mourir paisiblement n'a rien de condamnable.
- L'on peut légitimement refuser un réel que l'on juge non conforme à notre dignité.
Chapitre 6 : Contre la logique du Divertissement permanent qui nous amène à nier la mortalité...
- L'État et la société nous incitent à vivre comme si nous n'allions jamais mourir.
- C'est par intérêt et pour affirmer leur suprématie sur nous que l'État et la société nous empêchent d'accéder aux méthodes de trépas paisible. 1/ Pour les instrumentalistes, nous sommes de la main d'oeuvre à exploiter et à rentabiliser par tous les moyens. 2/ L'État, pour nous maintenir en son pouvoir, ne peut pas nous laisser prendre congé paisiblement de l'existence quand nous le voulons (sinon notre vie ne lui appartient plus...).
- En raison de la logique économique de la compétition et de l'absence de revenu universel, l'on ne travaille pas par choix délibéré, pour améliorer la condition humaine, mais seulement pour survivre et pour s'enrichir, or l'on ne survit et l'on ne s'enrichit qu'en faisant de l'ombre à ses concurrents.
- Sans droit au suicide indolore socialement organisé, l'être humain qui désire mourir vit une expérience de déréliction : la société ne l'aide pas à mettre fin à ses jours en douceur et sans risque d'échec, il est livré à lui-même.
- Nous nous divertissons (cf Blaise Pascal) : nous nous détournons du problème de notre mortalité et refusons ainsi d'en tirer les conséquences qui sont l'anticipation et l'organisation du trépas (afin que ce dernier ne soit plus source de souffrance et devienne même un bon moment de la vie).
- La qualité de vie est préférable à la quantité.
Chapitre 7 : Organiser socialement le droit au suicide indolore
- Devenir « majeur » au sens des Lumières (cf Kant) : devenir maître de sa vie, décider soi-même si l'on veut vivre ou non.
- Mettre des kits de suicide à la disposition de tous les êtres humains juridiquement majeurs.
- Imposer un délai d'attente pour être certain que la personne se suicide par choix délibéré et non par impulsion ou sous la pression d'autrui. Appliquer toutes les mesures nécessaires en termes de sécurité pour éviter les abus.
Manifeste pour une mort douce / Extraits
Roland Jaccard et Michel Thévoz (1992)
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Épicure II : Lettre à Ménécée (sur la sérénité face à la condition humaine) / Texte intégral
Jean Liberté (2018)
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Le cri silencieux des malheureux / Sonnet
Jean Liberté (2019)
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Nous, que la maladie tourmente et défigure,
Nous, qui avons perdu tous les êtres qu'on aime, Nous, parias malchanceux et frappés d'anathème, Nous, que la pauvreté humilie et torture... Nous, en bonne santé mais fatigués de vivre, Nous qui avons appris à souffrir en silence, Nous qui de cette vie sentons la purulence, Nous qui désirons fort que la mort nous délivre... Ayez pitié de nous ! Aidez-nous à partir ! Ne nous condamnez pas à mourir en martyrs ! Épargnez-nous l'horreur d'une agonie funeste ! Nous qui n'en pouvons plus de saigner et souffrir, Nous qui ne voulons plus nous battre, mais dormir... Aidez-nous à plonger dans le sommeil céleste ! |
Interruption volontaire de vie / Extraits
Bernard Diu
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En clôturant son roman autobiographique, l'auteur se lance dans un plaidoyer en faveur du suicide assisté qu'il nomme « Interruption volontaire de Vie ». Non sans risque d'être mal interprété ou mal jugé, il tente d'établir une analogie entre l'interruption volontaire de vie et interruption volontaire de grossesse. Mais il se rend compte lui-même que l'on est ici en face de deux interventions très différentes qui ne sont pas comparables. Le suicide assisté se repose sur l'autonomie de la personne qui demande de l'assistance à une interruption de la vie librement consentie, ce qui n'est évidemment pas le cas de l'interruption de la grossesse dont l'interruption de vie repose sur l'autonomie de la mère. Le discours de Bernard Diu en faveur du suicide assisté a pour argument principal les séquelles graves d'un suicide non complété et sur la révolte intérieure du survivant qui n'aurait pas voulu survivre et dont le désir de mourir reste toujours ferme. Son discours s'appuie sur le principe de l'autonomie et sur la décision libre et éclairée de la personne suicidaire. Il s'appuie également sur les effets néfastes d'une tentative de suicide. [...]
J'ai pensé un temps militer publiquement, au grand jour, pour un droit naturel et raisonnable, que j'intitulais I.V.V. (Interruption Volontaire de Vie). Nous affrontons en effet présentement, s'agissant des questions de vie et de mort, une conjoncture particulièrement délicate, fortement contradictoire - j'irais jusqu'à « schizophrénique». Le substrat idéologique, repris et renforcé à l'envi par la publicité - ma poubelle se propose en lettres capitales de «changer la vie» -, se résume dans ce souhait fruste et sommaire: « Le plus tard possible! ». [...]
Abondent de ce fait les expressions, les affirmations, les slogans, où la Vie est glorifiée sans frein ni mesure. Ils n'émanent point - il suffit de les lire ou de les entendre pour s'en convaincre - de personnes éprouvées par l'existence qui visent à s'accommoder, tant bien que mal, de leur sort. Non ! C'est une adhésion béate et sans restriction. Elle peut se replier sur elle-même, en abyme compact sans faille ni défaut: « Vive la Vie ! » Elle peut s'étaler en baume universel, permettant, sans perte d'efficacité, une application antéposée aussi bien que post-posée : « C'est la Vie ». Certes, malmenés parfois par certains événements, publics ou privés, spécialement néfastes, et poussés ainsi dans leurs derniers retranchements, les « vivants à tout crin » peuvent être amenés à (faire semblant de) composer : « La Vie vaut la peine d'être vécue. » En forçant de la sorte sur la formulation, on masque aisément la faiblesse du contenu : que signifie exactement « vaut la peine » ? Mon père, solennel et mélodramatique, énonçait cette sentence en détournant ostensiblement un regard mouillé et en réprimant comme à grand-peine un hoquet juste esquissé, un sanglot qu'il aurait étouffé. Mais savoir si ma vie à moi, ma vie auprès de lui, était seulement vivable ne le préoccupait guère. [...]
La solution existe, évidemment, simple et directe comme la Mort, mais encore formellement interdite, farouchement, furieusement niée : l'avortement des adultes, l'I.V.V. (« Interruption Volontaire de Vie »). Il y faudrait une Simone Veil - ou un Robert Badinter acceptant de plaider à rebours - pour que l'humanité sorte enfin de cet obscurantisme-là. Madame Veil se fondait essentiellement sur la constatation que les avortements clandestins se multipliaient, malgré la législation sévèrement répressive, et qu'ils étaient meurtriers. Elle en tira argument pour les encadrer légalement, mais en même temps pour les prendre en charge médicalement. Avant cette réforme capitale - cette révolution - un avortement, même « réussi », était atroce ; j'en ai vu un de près, « banal à pleurer », et aujourd'hui encore où ça ne compte plus, où ce souvenir s'efface déjà du Grand Livre sordide de la Vie, je ne puis m'empêcher d'en frissonner.
Nous les suicidés, réprouvés et maudits par toutes les religions, toutes les morales, toutes les chapelles, c'est là encore que nous en sommes. Nous nous cachons comme des malfaiteurs, réprimant notre désespérance et notre refus inavouable de la vie. Nous recourons à de pauvres expédients lamentables, eux aussi atroces comme l'étaient ceux des avortements illicites, indicibles dans la monstruosité basale qu'impose la vie fruste et impitoyable et que seule pourrait maîtriser l'intervention consciente et appropriée de l'humain. Tous les éléments sont réunis pour que cette maîtrise puisse s'exercer : une jeune voisine, le cœur gros, revenait il y a peu d'une clinique vétérinaire où l'on avait « piqué » la chienne, compagne intime de son enfance, « parce qu'elle souffrait trop » ; elle était restée auprès de l'animal, la caressant affectueusement, « mais ç'avait été très rapide ». Ne pourrait-on imaginer une scène analogue, transposée aux humains ? La famille se réunit - ceux qui le veulent, bien sûr, on ne force personne! - pour assister à la mort paisible, rapide, indolore, sereine, de l'un de ses membres : I.V.V.
[...]
Parmi ceux qui se jettent sous le métro, un sur deux seulement atteint son objectif ! Telle jeune femme, aperçue à travers ses familiers, traîne depuis des mois, d'hôpital en « maison » spécialisée - souvent psychiatrique -, la jambe unique qui lui soit restée, encore que sectionnée elle aussi juste en dessous du genou. Une chirurgie opiniâtre et répétitive s'évertue à rétablir le fonctionnement de l'articulation, cependant que l'intéressée, lorsque ses forces physiques le lui ont permis, a renouvelé sa tentative sur les rails du métro ; « heureusement » la rame a pu être stoppée cette fois avant de lui passer sur le corps.
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J'ai pensé un temps militer publiquement, au grand jour, pour un droit naturel et raisonnable, que j'intitulais I.V.V. (Interruption Volontaire de Vie). Nous affrontons en effet présentement, s'agissant des questions de vie et de mort, une conjoncture particulièrement délicate, fortement contradictoire - j'irais jusqu'à « schizophrénique». Le substrat idéologique, repris et renforcé à l'envi par la publicité - ma poubelle se propose en lettres capitales de «changer la vie» -, se résume dans ce souhait fruste et sommaire: « Le plus tard possible! ». [...]
Abondent de ce fait les expressions, les affirmations, les slogans, où la Vie est glorifiée sans frein ni mesure. Ils n'émanent point - il suffit de les lire ou de les entendre pour s'en convaincre - de personnes éprouvées par l'existence qui visent à s'accommoder, tant bien que mal, de leur sort. Non ! C'est une adhésion béate et sans restriction. Elle peut se replier sur elle-même, en abyme compact sans faille ni défaut: « Vive la Vie ! » Elle peut s'étaler en baume universel, permettant, sans perte d'efficacité, une application antéposée aussi bien que post-posée : « C'est la Vie ». Certes, malmenés parfois par certains événements, publics ou privés, spécialement néfastes, et poussés ainsi dans leurs derniers retranchements, les « vivants à tout crin » peuvent être amenés à (faire semblant de) composer : « La Vie vaut la peine d'être vécue. » En forçant de la sorte sur la formulation, on masque aisément la faiblesse du contenu : que signifie exactement « vaut la peine » ? Mon père, solennel et mélodramatique, énonçait cette sentence en détournant ostensiblement un regard mouillé et en réprimant comme à grand-peine un hoquet juste esquissé, un sanglot qu'il aurait étouffé. Mais savoir si ma vie à moi, ma vie auprès de lui, était seulement vivable ne le préoccupait guère. [...]
La solution existe, évidemment, simple et directe comme la Mort, mais encore formellement interdite, farouchement, furieusement niée : l'avortement des adultes, l'I.V.V. (« Interruption Volontaire de Vie »). Il y faudrait une Simone Veil - ou un Robert Badinter acceptant de plaider à rebours - pour que l'humanité sorte enfin de cet obscurantisme-là. Madame Veil se fondait essentiellement sur la constatation que les avortements clandestins se multipliaient, malgré la législation sévèrement répressive, et qu'ils étaient meurtriers. Elle en tira argument pour les encadrer légalement, mais en même temps pour les prendre en charge médicalement. Avant cette réforme capitale - cette révolution - un avortement, même « réussi », était atroce ; j'en ai vu un de près, « banal à pleurer », et aujourd'hui encore où ça ne compte plus, où ce souvenir s'efface déjà du Grand Livre sordide de la Vie, je ne puis m'empêcher d'en frissonner.
Nous les suicidés, réprouvés et maudits par toutes les religions, toutes les morales, toutes les chapelles, c'est là encore que nous en sommes. Nous nous cachons comme des malfaiteurs, réprimant notre désespérance et notre refus inavouable de la vie. Nous recourons à de pauvres expédients lamentables, eux aussi atroces comme l'étaient ceux des avortements illicites, indicibles dans la monstruosité basale qu'impose la vie fruste et impitoyable et que seule pourrait maîtriser l'intervention consciente et appropriée de l'humain. Tous les éléments sont réunis pour que cette maîtrise puisse s'exercer : une jeune voisine, le cœur gros, revenait il y a peu d'une clinique vétérinaire où l'on avait « piqué » la chienne, compagne intime de son enfance, « parce qu'elle souffrait trop » ; elle était restée auprès de l'animal, la caressant affectueusement, « mais ç'avait été très rapide ». Ne pourrait-on imaginer une scène analogue, transposée aux humains ? La famille se réunit - ceux qui le veulent, bien sûr, on ne force personne! - pour assister à la mort paisible, rapide, indolore, sereine, de l'un de ses membres : I.V.V.
[...]
Parmi ceux qui se jettent sous le métro, un sur deux seulement atteint son objectif ! Telle jeune femme, aperçue à travers ses familiers, traîne depuis des mois, d'hôpital en « maison » spécialisée - souvent psychiatrique -, la jambe unique qui lui soit restée, encore que sectionnée elle aussi juste en dessous du genou. Une chirurgie opiniâtre et répétitive s'évertue à rétablir le fonctionnement de l'articulation, cependant que l'intéressée, lorsque ses forces physiques le lui ont permis, a renouvelé sa tentative sur les rails du métro ; « heureusement » la rame a pu être stoppée cette fois avant de lui passer sur le corps.
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Citations et aphorismes
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« Je ne vis que parce qu'il est en mon pouvoir de mourir quand bon me semblera : sans l'idée du suicide, je me serais tué depuis toujours. » Emil Michel Cioran |
« Exigeons de pouvoir mourir en beauté. - Et n'oublions jamais qu'il y a dans le suicide moins de folie qu'on voudrait le croire et plus de clairvoyance qu'on oserait l'imaginer. » Roland Jaccard |
« Toute vérité franchit trois étapes. D'abord, elle est ridiculisée. Ensuite, elle subit une forte opposition. Puis, elle est considérée comme ayant toujours été une évidence. » Arthur Schopenhauer |
« Sans douleurs, le trépas n'aura plus la pestilence des égouts mais la splendeur des étoiles. » Jean Liberté |
« Se suicider, c'est choisir non la mort (c'est un choix que l'on n'a pas : il faudra mourir de toute façon) mais le moment de sa mort. » André Comte-Sponville |
« Le désespoir n’est jamais mieux désarmé que par le sentiment d’être entendu. Savoir qu’on peut mourir en paix donne envie de vivre. » Dominique Éddé |
« Qui es-tu pour oser juger de mon choix légitime de quitter cette vie qui n'en est même plus une ? Je n'ai pas choisi de naître, laisse moi au moins le choix de mourir ! » Michel Defawes |
« Le droit au suicide indolore ne permet ni plus ni moins que ceci : être un vivant consentant. À défaut d'avoir choisis de naître, nous devons avoir la possibilité de mourir facilement et sans douleur. » Jean Liberté |
« Le droit au suicide indolore permettra à tout être humain de ne pas accepter un réel non conforme à sa dignité. La vie ne sera plus jamais un viol existentiel puisqu'on pourra facilement s'en désenchaîner si l'on n'en veut pas. » Jean Liberté |
« Crois-moi, Lucilius, loin que le trépas soit à craindre, nous lui devons de ne plus craindre rien [...] Attendrai-je les rigueurs de la maladie ou des hommes, quand je puis me faire jour à travers les tourments et balayer les obstacles » Sénèque |
« L’argument fondamental se situe sur le droit ou non de disposer de sa vie. C’est l'argument libéral de la souveraineté sur soi-même. Il est tyrannique de limiter la liberté d'action d'un individu qui, agissant en toute connaissance de cause, ne fait aucun tort aux autres. » Jean-Yves Goffi |
« Sauver quelqu'un du suicide, quelle absurde expression ! On ne le sauve pas, on le condamne à vivre encore des souffrances qu'il n'a plus la force d'endurer. » Romain Guilleaumes |
« Le suicide, c'est l'ultime expression de la liberté. De savoir que l'on peut choisir sa mort, ça aide à vivre. » Guy Bedos |
« Le seul vrai problème philosophique ce n'est pas le suicide, c'est de savoir pourquoi on ne peut pas se suicider. » Louis Gauthier |
« Le suicide, mais c'est la force de ceux qui n'en ont plus, c'est l'espoir de ceux qui ne croient plus, c'est le sublime courage des vaincus. » Guy de Maupassant |
« Le suicide est le dernier acte par lequel un homme puisse montrer qu'il a dominé sa vie. » Henry De Montherlant |
« La pensée du suicide est une puissante consolation, elle aide à passer plus d'une mauvaise nuit. » Friedrich Nietzsche |
« Le suicide est la seule preuve de la liberté de l'homme. » Stig Dagerman |
« Beaucoup plus facile d'admettre le suicide de quelques-uns que l'obstination de la majorité à vivre. » Jean-Claude Brisville |
« Peut-on considérer le désespoir comme condition normale de la vie sans aller jusqu'à sa conséquence, jusqu'au suicide ? » Alberto Moravia |
« C'est un crime contre l'Etat, le suicide. Un suicidé, c'est un soldat de moins, un contribuable de moins. » Jean Giraudoux |
Lettres à Lucilius / Extraits
Sénèque
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♦ Lettre XXIV
Craintes de l’avenir et de la mort. – Suicides par dégoût de la vie.
Je ne te renvoie point aux récits de l’histoire et ne relèverai pas de siècle en siècle la liste si longue des contempteurs de la mort : jette les yeux sur notre époque même, accusée par nous de mollesse et de sensualité, tu verras des hommes de tout rang, de toute condition, de tout âge, qui ont coupé court au malheur par le suicide. Crois-moi, Lucilius, loin que le trépas soit à craindre, nous lui devons de ne plus craindre rien. […]
Nul n’est assez enfant pour craindre un Cerbère, un royaume des ombres, et ces âmes squelettes marchant tout d’une pièce avec leurs ossements décharnés. La mort anéantit ou affranchit l’homme. Affranchi, la meilleure partie de son être demeure : son fardeau lui est enlevé ; anéanti, rien de lui ne reste : biens et maux, tout a disparu. […]
Je me souviens qu’un jour tu développais cette idée que l’homme ne tombe pas tout d’un coup dans la mort, qu’il s’y achemine pas à pas, que nous mourons chaque jour, car chaque jour nous dérobe une portion de vie, et alors même que nous croissons, la somme de nos années décroît. La première enfance nous a échappé, puis le second âge, puis l’adolescence ; y compris hier, tout le temps écoulé n’est plus, et ce jour même que nous vivons nous le disputons pied à pied au néant. Comme ce n’est pas la dernière goutte d’eau qui vide la clepsydre, mais tout ce qui a fui précédemment, ainsi l’heure dernière, où nous cessons d’être, ne fait pas la mort à elle seule, mais seule elle la consomme. Alors nous arrivons au terme, mais dès longtemps nous y marchions. […]
Lors même que la raison conseille d’en finir avec l’existence, ce n’est pas à la légère ni d’un mouvement brusque qu’il faut s’élancer. L’homme de cœur, le sage doit non pas s’enfuir de la vie, mais prendre congé. […]
« Quoi ! toujours les mêmes impressions ! toujours me réveiller, dormir, me rassasier, avoir faim, avoir froid, avoir chaud ; rien qui ne finisse jamais ! Tout cela fait cercle et s’enchaîne, se fuit et se succède. La nuit chasse le jour, et le jour la nuit ; l’été se perd dans l’automne, l’automne est pressé par l’hiver que le printemps vient désarmer : tout ne passe que pour revenir. Rien de nouveau à faire, rien de nouveau à voir. De cette routine aussi naît à la fin le dégoût. » Pour plusieurs, ce n’est pas que la vie leur semble amère c’est qu’ils ont trop de la vie. […]
Craintes de l’avenir et de la mort. – Suicides par dégoût de la vie.
Je ne te renvoie point aux récits de l’histoire et ne relèverai pas de siècle en siècle la liste si longue des contempteurs de la mort : jette les yeux sur notre époque même, accusée par nous de mollesse et de sensualité, tu verras des hommes de tout rang, de toute condition, de tout âge, qui ont coupé court au malheur par le suicide. Crois-moi, Lucilius, loin que le trépas soit à craindre, nous lui devons de ne plus craindre rien. […]
Nul n’est assez enfant pour craindre un Cerbère, un royaume des ombres, et ces âmes squelettes marchant tout d’une pièce avec leurs ossements décharnés. La mort anéantit ou affranchit l’homme. Affranchi, la meilleure partie de son être demeure : son fardeau lui est enlevé ; anéanti, rien de lui ne reste : biens et maux, tout a disparu. […]
Je me souviens qu’un jour tu développais cette idée que l’homme ne tombe pas tout d’un coup dans la mort, qu’il s’y achemine pas à pas, que nous mourons chaque jour, car chaque jour nous dérobe une portion de vie, et alors même que nous croissons, la somme de nos années décroît. La première enfance nous a échappé, puis le second âge, puis l’adolescence ; y compris hier, tout le temps écoulé n’est plus, et ce jour même que nous vivons nous le disputons pied à pied au néant. Comme ce n’est pas la dernière goutte d’eau qui vide la clepsydre, mais tout ce qui a fui précédemment, ainsi l’heure dernière, où nous cessons d’être, ne fait pas la mort à elle seule, mais seule elle la consomme. Alors nous arrivons au terme, mais dès longtemps nous y marchions. […]
Lors même que la raison conseille d’en finir avec l’existence, ce n’est pas à la légère ni d’un mouvement brusque qu’il faut s’élancer. L’homme de cœur, le sage doit non pas s’enfuir de la vie, mais prendre congé. […]
« Quoi ! toujours les mêmes impressions ! toujours me réveiller, dormir, me rassasier, avoir faim, avoir froid, avoir chaud ; rien qui ne finisse jamais ! Tout cela fait cercle et s’enchaîne, se fuit et se succède. La nuit chasse le jour, et le jour la nuit ; l’été se perd dans l’automne, l’automne est pressé par l’hiver que le printemps vient désarmer : tout ne passe que pour revenir. Rien de nouveau à faire, rien de nouveau à voir. De cette routine aussi naît à la fin le dégoût. » Pour plusieurs, ce n’est pas que la vie leur semble amère c’est qu’ils ont trop de la vie. […]
♦ LETTRE LXX
Du suicide. Quand peut-on y recourir ? Exemples mémorables.
La vie a mené rapidement les uns au but où il faut bien qu’arrivent même les retardataires ; elle a miné et consumé lentement les autres ; et tu n’ignores pas qu’il ne faut point se cramponner à elle ; car ce n’est pas de vivre qui est désirable, c’est de vivre bien. Aussi le sage vit autant qu’il le doit, non autant qu’il le peut. Il décidera où il lui faut vivre, avec qui, comment, dans quel rôle : ce qui l’occupe, c’est quelle sera sa vie, jamais ce qu’elle durera. Est-il assailli de disgrâces qui bouleversent son repos, il quitte la place, et n’attend pas pour le faire que la nécessité soit extrême ; mais du jour où la Fortune lui devient suspecte, il examine, non sans scrupule, s’il ne doit pas dès lors cesser d’être. « Qu’importe, dit-il, que je me donne la mort ou que je la reçoive, que je finisse plus tôt ou plus tard ? je n’ai pas là grand dommage à craindre. » On ne perd pas grand’chose à voir fuir tout d’un coup ce qui échappait goutte à goutte. Mourir plus tôt ou plus tard est indifférent ; bien ou mal mourir ne l’est pas. Or, bien mourir, c’est nous soustraire au danger de mal vivre. […]
Si je puis opter entre une mort compliquée de tortures et une mort simple et douce, pourquoi ne prendrais-je pas cette dernière ? Tout comme je fais choix du navire, si je veux naviguer ; de la maison, s’il me faut un logis, ainsi du genre de mort par où je voudrais sortir d’ici. Et de même que la vie n’en est pas meilleure pour être plus longue, la mort la plus longue est la pire de toutes. […] On doit compte de sa vie aux autres, de sa mort à soi seul. La meilleure est celle qu’on choisit.
Il est absurde de se dire : « On prétendra que j’ai montré peu de courage, ou trop d’irréflexion, ou qu’il y avait des genres de mort plus dignes d’un grand cœur. » Dis-toi plutôt que tu as en main la décision d’une chose où l’opinion n’a rien à voir. N’envisage qu’un but : te tirer des mains de la Fortune au plus vite ; sinon il ne manquera pas de gens qui interpréteront mal ta résolution. Tu trouveras même des hommes professant la sagesse qui nient qu’on doive attenter à ses jours, qui tiennent que le suicide est impie et qu’il faut attendre le terme que la nature nous a prescrit. Ceux qui parlent ainsi ne sentent pas qu’ils ferment les voies à la liberté. Un des plus grands bienfaits de l’éternelle loi, c’est que pour un seul moyen d’entrer dans la vie, il y en a mille d’en sortir. Attendrai-je les rigueurs de la maladie ou des hommes, quand je puis me faire jour à travers les tourments et balayer les obstacles ? Le grand motif pour ne pas nous plaindre de la vie, c’est qu’elle ne retient personne. Tout est bien dans les choses humaines dès que nul ne reste malheureux que par sa faute. Vous plaît-il de vivre ? vivez ; sinon, vous êtes libres : retournez au lieu d’où vous êtes venus. […]
Savoir mourir est la seule chose qu’un jour on exigera forcément de nous.
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Du suicide. Quand peut-on y recourir ? Exemples mémorables.
La vie a mené rapidement les uns au but où il faut bien qu’arrivent même les retardataires ; elle a miné et consumé lentement les autres ; et tu n’ignores pas qu’il ne faut point se cramponner à elle ; car ce n’est pas de vivre qui est désirable, c’est de vivre bien. Aussi le sage vit autant qu’il le doit, non autant qu’il le peut. Il décidera où il lui faut vivre, avec qui, comment, dans quel rôle : ce qui l’occupe, c’est quelle sera sa vie, jamais ce qu’elle durera. Est-il assailli de disgrâces qui bouleversent son repos, il quitte la place, et n’attend pas pour le faire que la nécessité soit extrême ; mais du jour où la Fortune lui devient suspecte, il examine, non sans scrupule, s’il ne doit pas dès lors cesser d’être. « Qu’importe, dit-il, que je me donne la mort ou que je la reçoive, que je finisse plus tôt ou plus tard ? je n’ai pas là grand dommage à craindre. » On ne perd pas grand’chose à voir fuir tout d’un coup ce qui échappait goutte à goutte. Mourir plus tôt ou plus tard est indifférent ; bien ou mal mourir ne l’est pas. Or, bien mourir, c’est nous soustraire au danger de mal vivre. […]
Si je puis opter entre une mort compliquée de tortures et une mort simple et douce, pourquoi ne prendrais-je pas cette dernière ? Tout comme je fais choix du navire, si je veux naviguer ; de la maison, s’il me faut un logis, ainsi du genre de mort par où je voudrais sortir d’ici. Et de même que la vie n’en est pas meilleure pour être plus longue, la mort la plus longue est la pire de toutes. […] On doit compte de sa vie aux autres, de sa mort à soi seul. La meilleure est celle qu’on choisit.
Il est absurde de se dire : « On prétendra que j’ai montré peu de courage, ou trop d’irréflexion, ou qu’il y avait des genres de mort plus dignes d’un grand cœur. » Dis-toi plutôt que tu as en main la décision d’une chose où l’opinion n’a rien à voir. N’envisage qu’un but : te tirer des mains de la Fortune au plus vite ; sinon il ne manquera pas de gens qui interpréteront mal ta résolution. Tu trouveras même des hommes professant la sagesse qui nient qu’on doive attenter à ses jours, qui tiennent que le suicide est impie et qu’il faut attendre le terme que la nature nous a prescrit. Ceux qui parlent ainsi ne sentent pas qu’ils ferment les voies à la liberté. Un des plus grands bienfaits de l’éternelle loi, c’est que pour un seul moyen d’entrer dans la vie, il y en a mille d’en sortir. Attendrai-je les rigueurs de la maladie ou des hommes, quand je puis me faire jour à travers les tourments et balayer les obstacles ? Le grand motif pour ne pas nous plaindre de la vie, c’est qu’elle ne retient personne. Tout est bien dans les choses humaines dès que nul ne reste malheureux que par sa faute. Vous plaît-il de vivre ? vivez ; sinon, vous êtes libres : retournez au lieu d’où vous êtes venus. […]
Savoir mourir est la seule chose qu’un jour on exigera forcément de nous.
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L'Endormeuse / Nouvelle intégrale
Guy de Maupassant (1889)
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La Seine s'étalait devant ma maison, sans une ride, et vernie par le soleil du matin. C'était une belle, large, lente, longue coulée d'argent empourprée par places ; et de l'autre côté du fleuve, de grands arbres alignés étendaient sur toute la berge une immense muraille de verdure.
La sensation de la vie qui recommence chaque jour, de la vie fraîche, gaie, amoureuse, frémissait dans les feuilles, palpitait dans l'air, miroitait sur l'eau.
On me remit les journaux que le facteur venait d'apporter et je m'en allai sur la rive, à pas tranquilles, pour les lire.
Dans le premier que j'ouvris, j'aperçus ces mots : « Statistique des suicides » et j'appris que, cette année, plus de huit mille cinq cents êtres humains se sont tués.
Instantanément, je les vis ! Je vis ce massacre, hideux et volontaire des désespérés las de vivre. Je vis des gens qui saignaient, la mâchoire brisée, le crâne crevé, la poitrine trouée par une balle, agonisant lentement, seuls dans une petite chambre d'hôtel, et sans penser à leur blessure, pensant toujours à leur malheur.
J'en vis d'autres, la gorge ouverte ou le ventre fendu, tenant encore dans leur main le couteau de cuisine ou le rasoir.
J'en vis d'autres, assis tantôt devant un verre où trempaient des allumettes, tantôt devant une petite bouteille qui portait une étiquette rouge.
Ils regardaient cela avec des yeux fixes, sans bouger ; puis ils buvaient, puis ils attendaient ; puis une grimace passait sur leurs joues, crispait leurs lèvres ; une épouvante égarait leurs yeux, car ils ne savaient pas qu'on souffrait tant avant la fin.
Ils se levaient, s'arrêtaient, tombaient et, les deux mains sur le ventre, ils sentaient leurs organes brûlés, leurs entrailles rongées par le feu du liquide, avant que leur pensée fût seulement obscurcie.
J'en vis d'autres pendus au clou du mur, à l'espagnolette de la fenêtre, au crochet du plafond, à la poutre du grenier, à la branche d'arbre, sous la pluie du soir. Et je devinais tout ce qu'ils avaient fait avant de rester là, la langue tirée, immobiles. Je devinais l'angoisse de leur coeur, leurs hésitations dernières, leurs mouvements pour attacher la corde, constater qu'elle tenait bien, se la passer au cou et se laisser tomber.
J'en vis d'autres couchés sur des lits misérables, des mères avec leurs petits enfants, des vieillards crevant la faim, des jeunes filles déchirées par des angoisses d'amour, tous rigides, étouffés, asphyxiés, tandis qu'au milieu de la chambre fumait encore le réchaud de charbon.
Et j'en aperçus qui se promenaient dans la nuit sur les ponts déserts. C'étaient les plus sinistres. L'eau coulait sous les arches avec un bruit mou. Ils ne la voyaient pas..., ils la devinaient en aspirant son odeur froide ! Ils en avaient envie et ils en avaient peur. Ils n'osaient point ! Pourtant, il le fallait. L'heure sonnait au loin à quelque clocher, et soudain, dans le large silence des ténèbres, passaient, vite étouffés, le claquement d'un corps tombant dans la rivière, quelques cris, un clapotement d'eau battue avec des mains. Ce n'était parfois aussi que le plouf de leur chute, quand ils s'étaient lié les bras ou attaché une pierre aux pieds.
Oh ! les pauvres gens, les pauvres gens, les pauvres gens, comme j'ai senti leurs angoisses, comme je suis mort de leur mort ! J'ai passé par toutes leurs misères ; j'ai subi, en une heure, toutes leurs tortures. J'ai su tous les chagrins qui les ont conduits là ; car je sens l'infamie trompeuse de la vie, comme personne, plus que moi, ne l'a sentie.
Comme je les ai compris, ceux qui, faibles, harcelés par la malchance, ayant perdu les êtres aimés, réveillés du rêve d'une récompense tardive, de l'illusion d'une autre existence où Dieu serait juste enfin, après avoir été féroce, et désabusés des mirages du bonheur, en ont assez et veulent finir ce drame sans trêve ou cette honteuse comédie.
Le suicide ! mais c'est là force de ceux qui n'en ont plus, c'est l'espoir de ceux qui ne croient plus, c'est le sublime courage des vaincus ! Oui, il y a au moins une porte à cette vie, nous pouvons toujours l'ouvrir et passer de l'autre côté. La nature a eu un mouvement de pitié ; elle ne nous a pas emprisonnés. Merci pour les désespérés !
Quant aux simples désabusés, qu'ils marchent devant eux l'âme libre et le coeur tranquille. Ils n'ont rien à craindre, puisqu'ils peuvent s'en aller ; puisque derrière eux est toujours cette porte que les dieux rêvés ne peuvent même fermer.
Je songeais à cette foule de morts volontaires : plus de huit mille cinq cents en une année. Et il me semblait qu'ils s'étaient réunis pour jeter au monde une prière, pour crier un voeu, pour demander quelque chose, réalisable plus tard, quand on comprendra mieux. Il me semblait que tous ces suppliciés, ces égorgés, ces empoisonnés, ces pendus, ces asphyxiés, ces noyés : s'en venaient, horde effroyable, comme des citoyens qui votent, dire à la société : « Accordez-nous au moins une mort douce ! Aidez-nous à mourir, vous qui ne nous avez pas aidés à vivre ! Voyez, nous sommes nombreux, nous avons le droit de parler, en ces jours de liberté, d'indépendance philosophique et de suffrage populaire. Faites à ceux qui renoncent à vivre l'aumône d'une mort qui ne soit point répugnante ni effroyable. »
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Je me mis à rêvasser, laissant ma pensée vagabonder sur ce sujet en des songeries bizarres et mystérieuses.
Je me crus, à un moment, dans une belle ville. C'était Paris ; mais à quelle époque ? J'allais par les rues, regardant les maisons, les théâtres, les établissements publics, et voilà que, sur une place, j'aperçus un grand bâtiment, fort élégant, coquet et joli.
Je fus surpris, car on lisait sur la façade, en lettres d'or : « Oeuvre de la mort volontaire. »
Oh ! étrangeté des rêves éveillés où l'esprit s'envole dans un monde irréel et possible ! Rien n'y étonne ; rien n'y choque ; et la fantaisie débridée ne distingue plus le comique et le lugubre.
Je m'approchai de cet édifice où des valets en culotte courte étaient assis dans un vestibule, devant un vestiaire, comme à l'entrée d'un cercle.
J'entrai pour voir. Un d'eux, se levant, me dit :
- Monsieur désire ?
- Je désire savoir ce que c'est que cet endroit.
- Pas autre chose ?
- Mais non.
- Alors, Monsieur veut-il que je le conduise chez le secrétaire de l'oeuvre ?
J'hésitais. J'interrogeai encore :
- Mais, cela ne le dérangera pas ?
- Oh non, monsieur, il est ici pour recevoir les personnes qui désirent des renseignements.
- Allons, je vous suis.
Il me fit traverser des couloirs où quelques vieux messieurs causaient ; puis je fus introduit dans un beau cabinet, un peu sombre, tout meublé de bois noir. Un jeune homme, gras, ventru, écrivait une lettre en fumant un cigare dont le parfum me révéla la qualité supérieure.
Il se leva. Nous nous saluâmes, et quand le valet fut parti, il demanda :
- Que puis-je pour votre service ?
- Monsieur, lui répondis-je, pardonnez-moi mon indiscrétion. Je n'avais jamais vu cet établissement. Les quelques mots inscrits sur la façade m'ont fortement étonné ; et je désirerais savoir ce qu'on y fait.
Il sourit avant de répondre, puis, à mi-voix, avec un air de satisfaction :
- Mon Dieu, monsieur, on tue proprement et doucement, je n'ose pas dire agréablement, les gens qui désirent mourir.
Je ne me sentis pas très ému, car cela me parut en somme naturel et juste. J'étais surtout étonné qu'on eût pu, sur cette planète à idées basses, utilitaires, humanitaires, égoïstes et coercitives de toute liberté réelle, oser une pareille entreprise, digne d'une humanité émancipée.
Je repris :
- Comment en êtes-vous arrivé là ?
Il répondit :
- Monsieur, le chiffre des suicides s'est tellement accru pendant les cinq années qui ont suivi l'Exposition universelle de 1889 que des mesures sont devenues urgentes. On se tuait dans les rues, dans les fêtes, dans les restaurants, au théâtre, dans les wagons, dans les réceptions du président de la République, partout. C'était non seulement un vilain spectacle pour ceux qui aiment bien vivre comme moi, mais aussi un mauvais exemple pour les enfants. Alors il a fallu centraliser les suicides.
- D'où venait cette recrudescence ?
- Je n'en sais rien. Au fond, je crois que le monde vieillit. On commence à y voir clair, et on en prend mal son parti. Il en est aujourd'hui de la destinée comme du gouvernement, on sait ce que c'est ; on constate qu'on est floué partout, et on s'en va. Quand on a reconnu que la providence ment, triche, vole, trompe les humains comme un simple député ses électeurs, on se fâche, et comme on ne peut en nommer une autre tous les trois mois, ainsi que nous faisons pour nos représentants concessionnaires, on quitte la place, qui est décidément mauvaise.
- Vraiment !
- Oh ! moi, je ne me plains pas.
- Voulez-vous me dire comment fonctionne votre oeuvre ?
- Très volontiers. Vous pourrez d'ailleurs en faire partie quand il vous plaira. C'est un cercle.
- Un cercle ! !...
- Oui, monsieur, fondé par les hommes les plus éminents du pays, par les plus grands esprits et les plus claires intelligences.
Il ajouta, en riant de tout son coeur :
- Et je vous jure qu'on s'y plaît beaucoup.
- Ici ?
- Oui, ici.
- Vous m'étonnez.
- Mon Dieu ! on s'y plaît parce que les membres du cercle n'ont pas cette peur de la mort qui est la grande gâcheuse des joies sur la terre.
- Mais alors, pourquoi sont-ils membres de ce cercle, s'ils ne se tuent pas
- On peut être membre du cercle sans se mettre pour cela dans l'obligation de se tuer.
- Mais alors ?
- Je m'explique. Devant le nombre démesurément croissant des suicides, devant les spectacles hideux qu'ils nous donnaient, s'est formée une société de pure bienfaisance, protectrice des désespérés, qui a mis à leur disposition une mort calme et insensible, sinon imprévue.
- Qui donc a pu autoriser une pareille oeuvre ?
- Le général Boulanger, pendant son court passage au pouvoir. Il ne savait rien refuser. Il n'a fait que cela de bon, d'ailleurs. Donc, une société s'est formée d'hommes clairvoyants, désabusés, sceptiques, qui ont voulu élever en plein Paris une sorte de temple du mépris de la mort. Elle fut d'abord, cette maison, un endroit redouté, dont personne n'approchait. Alors, les fondateurs, qui s'y réunissaient, y ont donné une grande soirée d'inauguration avec Mmes Sarah Bernhardt, Judic, Théo, Granier et vingt autres, MM. de Reszké, Coquelin, Mounet-Sully, Paulus, etc. ; puis des concerts, des comédies de Dumas, de Meilhac, d'Halévy, de Sardou. Nous n'avons qu'un four, une pièce de M. Becque qui a semblé triste, mais qui a eu ensuite un très grand succès à la Comédie-Française. Enfin tout Paris est venu. L'affaire était lancée.
- Au milieu des fêtes ! Quelle macabre plaisanterie !
- Pas du tout. Il ne faut pas que la mort soit triste, il faut qu'elle soit indifférente. Nous avons égayé la mort, nous l'avons fleurie, nous l'avons parfumée, nous l'avons faite facile. On apprend à secourir par l'exemple ; on peut voir, ça n'est rien.
- Je comprends fort bien qu'on soit venu pour les fêtes ; mais est-on venu pour... Elle ?
- Pas tout de suite, on se méfiait.
- Et plus tard ?
- On est venu.
- Beaucoup
- En masse. Nous en avons plus de quarante par jour. On ne trouve presque plus de noyés dans la Seine.
- Qui est-ce qui a commencé ?
- Un membre du cercle.
- Un dévoué ?
- Je ne crois pas. Un embêté, un décavé, qui avait eu des différences énormes au baccarat, pendant trois mois.
- Vraiment ?
- Le second a été un Anglais, un excentrique. Alors, nous avons fait de la réclame dans les journaux, nous avons raconté notre procédé, nous avons inventé des morts capables d'attirer. Mais le grand mouvement a été donné par les pauvres gens.
- Comment procédez-vous ?
- Voulez-vous visiter ? je vous expliquerai en même temps.
- Certainement.
Il prit son chapeau, ouvrit la porte, me fit passer puis entrer dans la salle de jeu où des hommes jouaient comme on joue dans tous les tripots. Il traversait ensuite divers salons. On y causait vivement, gaiement. J'avais rarement vu un cercle aussi vivant, aussi animé, aussi rieur.
Comme je m'en étonnais :
- Oh ! reprit le secrétaire, l'oeuvre a une vogue inouïe. Tout le monde chic de l'univers entier en fait partie pour avoir l'air de mépriser la mort. Puis, une fois qu'ils sont ici, ils se croient obligés d'être gais afin de ne pas paraître effrayés. Alors, on plaisante, on rit, on blague, on a de l'esprit et on apprend à en avoir. C'est certainement aujourd'hui l'endroit le mieux fréquenté et le plus amusant de Paris. Les femmes mêmes s'occupent en ce moment de créer une annexe pour elles.
- Et malgré cela, vous avez beaucoup de suicides dans la maison ?
- Comme je vous l'ai dit, environ quarante ou cinquante par jour. Les gens du monde sont rares ; mais les pauvres diables abondent. La classe moyenne aussi donne beaucoup.
- Et comment... fait-on ?
- On asphyxie... très doucement.
- Par quel procédé ?
- Un gaz de notre invention. Nous avons un brevet. De l'autre côté de l'édifice, il y a les portes du public. Trois petites portes donnant sur de petites rues. Quand un homme ou une femme se présente, on commence à l'interroger ; puis on lui offre un secours, de l'aide, des protections. Si le client accepte, on fait une enquête et souvent nous en avons sauvé.
- Où trouvez-vous l'argent ?
- Nous en avons beaucoup. La cotisation des membres est fort élevée. Puis il est de bon ton de donner à l'oeuvre. Les noms de tous les donateurs sont imprimés dans Le Figaro. Or tout suicide d'homme riche coûte mille francs. Et ils meurent à la pose. Ceux des pauvres sont gratuits.
- Comment reconnaissez-vous les pauvres ?
- Oh ! oh ! monsieur, on les devine ! Et puis ils doivent apporter un certificat d'indigents du commissaire de police de leur quartier. Si vous saviez comme c'est sinistre, leur entrée ! J'ai visité une fois seulement cette partie de notre établissement, je n'y retournerai jamais. Comme local, c'est aussi bien qu'ici, presque aussi riche et confortable ; mais eux..... Eux ! ! Si vous les voyiez arriver, les vieux en guenilles qui viennent mourir ; des gens qui crèvent de misère depuis des mois, nourris au coin des bornes comme les chiens des rues ; des femmes en haillons, décharnées, qui sont malades, paralysées, incapables de trouver leur vie et qui nous disent, après avoir raconté leur cas : « Vous voyez bien que ça ne peut pas continuer, puisque je ne peux plus rien faire et rien gagner, moi. » J'en ai vu venir une de quatre-vingt-sept ans, qui avait perdu tous ses enfants et petits-enfants, et qui depuis six semaines, couchait dehors. J'en ai été malade d'émotion. Puis, nous avons tant de cas différents, sans compter les gens qui ne disent rien et qui demandent simplement : « Où est-ce ? » Ceux-là, on les fait entrer, et c'est fini tout de suite.
Je répétai, le coeur crispé :
- Et... où est-ce ?
- Ici.
Il ouvrit une porte en ajoutant :
- Entrez, c'est la partie spécialement réservée aux membres du cercle, et celle qui fonctionne le moins. Nous n'y avons eu encore que onze anéantissements.
- Ah ! vous appelez cela un... anéantissement.
- Oui, monsieur. Entrez donc.
J'hésitais. Enfin j'entrai. C'était une délicieuse galerie, une sorte de serre, que des vitraux d'un bleu pâle d'un rose tendre, d'un vert léger, entouraient poétiquement de paysages de tapisseries. Il y avait dans ce joli salon des divans, de superbes palmiers, des fleurs, des roses surtout, embaumantes, des livres sur des tables, la Revue des Deux Mondes, des cigares en des boîtes de la régie, et, ce qui me surprit, des pastilles de Vichy dans une bonbonnière.
Comme je m'en étonnais :
- Oh ! on vient souvent causer ici, dit mon guide.
Il reprit :
- Les salles du public sont pareilles, mais plus simplement meublées. Je demandai :
- Comment fait-on ?
Il désigna du doigt une chaise longue, couverte de crêpe de Chine crémeux, à broderies blanches, sous un grand arbuste inconnu, au pied duquel s'arrondissait, une plate-bande de réséda.
Le secrétaire ajouta d'une voix plus basse :
- On change à volonté la fleur et le parfum, car notre gaz, tout à fait imperceptible, donne à la mort l'odeur de la fleur qu'on aima. On le volatilise avec des essences. Voulez-vous que je vous le fasse aspirer une seconde ?
- Merci, lui dis-je vivement, pas encore...
Il se mit à rire.
- Oh ! monsieur, il n'y a aucun danger. Je l'ai moi-même constaté plusieurs fois.
J'eus peur de lui paraître lâche. Je repris :
- Je veux bien.
- Étendez-vous sur l'Endormeuse.
Un peu inquiet, je m'assis sur la chaise basse en crêpe de Chine, puis je m'allongeai, et presque aussitôt je fus enveloppé par une odeur délicieuse de réséda. J'ouvris la bouche pour la mieux boire, car mon âme déjà s'était engourdie, oubliait, savourait, dans le premier trouble de l'asphyxie, l'ensorcelante ivresse d'un opium enchanteur et foudroyant.
Je fus secoué par le bras.
- Oh ! oh ! monsieur, disait en riant le secrétaire, il me semble que vous vous y laissez prendre.
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Mais une voix, une vraie voix, et non plus celle des songeries, me saluait avec un timbre paysan :
- Bonjour, m'sieu. ça va-t-il ?
Mon rêve s'envola. Je vis la Seine claire sous le soleil, et, arrivant par un sentier, le garde champêtre du pays, qui touchait de sa main droite son képi noir galonné d'argent. Je répondis :
- Bonjour, Marinel. Où allez-vous donc ?
- Je vais constater un noyé qu'on a repêché près des Morillons. Encore un qui s'a jeté dans le bouillon. Même qu'il avait retiré sa culotte pour s'attacher les jambes avec.
La sensation de la vie qui recommence chaque jour, de la vie fraîche, gaie, amoureuse, frémissait dans les feuilles, palpitait dans l'air, miroitait sur l'eau.
On me remit les journaux que le facteur venait d'apporter et je m'en allai sur la rive, à pas tranquilles, pour les lire.
Dans le premier que j'ouvris, j'aperçus ces mots : « Statistique des suicides » et j'appris que, cette année, plus de huit mille cinq cents êtres humains se sont tués.
Instantanément, je les vis ! Je vis ce massacre, hideux et volontaire des désespérés las de vivre. Je vis des gens qui saignaient, la mâchoire brisée, le crâne crevé, la poitrine trouée par une balle, agonisant lentement, seuls dans une petite chambre d'hôtel, et sans penser à leur blessure, pensant toujours à leur malheur.
J'en vis d'autres, la gorge ouverte ou le ventre fendu, tenant encore dans leur main le couteau de cuisine ou le rasoir.
J'en vis d'autres, assis tantôt devant un verre où trempaient des allumettes, tantôt devant une petite bouteille qui portait une étiquette rouge.
Ils regardaient cela avec des yeux fixes, sans bouger ; puis ils buvaient, puis ils attendaient ; puis une grimace passait sur leurs joues, crispait leurs lèvres ; une épouvante égarait leurs yeux, car ils ne savaient pas qu'on souffrait tant avant la fin.
Ils se levaient, s'arrêtaient, tombaient et, les deux mains sur le ventre, ils sentaient leurs organes brûlés, leurs entrailles rongées par le feu du liquide, avant que leur pensée fût seulement obscurcie.
J'en vis d'autres pendus au clou du mur, à l'espagnolette de la fenêtre, au crochet du plafond, à la poutre du grenier, à la branche d'arbre, sous la pluie du soir. Et je devinais tout ce qu'ils avaient fait avant de rester là, la langue tirée, immobiles. Je devinais l'angoisse de leur coeur, leurs hésitations dernières, leurs mouvements pour attacher la corde, constater qu'elle tenait bien, se la passer au cou et se laisser tomber.
J'en vis d'autres couchés sur des lits misérables, des mères avec leurs petits enfants, des vieillards crevant la faim, des jeunes filles déchirées par des angoisses d'amour, tous rigides, étouffés, asphyxiés, tandis qu'au milieu de la chambre fumait encore le réchaud de charbon.
Et j'en aperçus qui se promenaient dans la nuit sur les ponts déserts. C'étaient les plus sinistres. L'eau coulait sous les arches avec un bruit mou. Ils ne la voyaient pas..., ils la devinaient en aspirant son odeur froide ! Ils en avaient envie et ils en avaient peur. Ils n'osaient point ! Pourtant, il le fallait. L'heure sonnait au loin à quelque clocher, et soudain, dans le large silence des ténèbres, passaient, vite étouffés, le claquement d'un corps tombant dans la rivière, quelques cris, un clapotement d'eau battue avec des mains. Ce n'était parfois aussi que le plouf de leur chute, quand ils s'étaient lié les bras ou attaché une pierre aux pieds.
Oh ! les pauvres gens, les pauvres gens, les pauvres gens, comme j'ai senti leurs angoisses, comme je suis mort de leur mort ! J'ai passé par toutes leurs misères ; j'ai subi, en une heure, toutes leurs tortures. J'ai su tous les chagrins qui les ont conduits là ; car je sens l'infamie trompeuse de la vie, comme personne, plus que moi, ne l'a sentie.
Comme je les ai compris, ceux qui, faibles, harcelés par la malchance, ayant perdu les êtres aimés, réveillés du rêve d'une récompense tardive, de l'illusion d'une autre existence où Dieu serait juste enfin, après avoir été féroce, et désabusés des mirages du bonheur, en ont assez et veulent finir ce drame sans trêve ou cette honteuse comédie.
Le suicide ! mais c'est là force de ceux qui n'en ont plus, c'est l'espoir de ceux qui ne croient plus, c'est le sublime courage des vaincus ! Oui, il y a au moins une porte à cette vie, nous pouvons toujours l'ouvrir et passer de l'autre côté. La nature a eu un mouvement de pitié ; elle ne nous a pas emprisonnés. Merci pour les désespérés !
Quant aux simples désabusés, qu'ils marchent devant eux l'âme libre et le coeur tranquille. Ils n'ont rien à craindre, puisqu'ils peuvent s'en aller ; puisque derrière eux est toujours cette porte que les dieux rêvés ne peuvent même fermer.
Je songeais à cette foule de morts volontaires : plus de huit mille cinq cents en une année. Et il me semblait qu'ils s'étaient réunis pour jeter au monde une prière, pour crier un voeu, pour demander quelque chose, réalisable plus tard, quand on comprendra mieux. Il me semblait que tous ces suppliciés, ces égorgés, ces empoisonnés, ces pendus, ces asphyxiés, ces noyés : s'en venaient, horde effroyable, comme des citoyens qui votent, dire à la société : « Accordez-nous au moins une mort douce ! Aidez-nous à mourir, vous qui ne nous avez pas aidés à vivre ! Voyez, nous sommes nombreux, nous avons le droit de parler, en ces jours de liberté, d'indépendance philosophique et de suffrage populaire. Faites à ceux qui renoncent à vivre l'aumône d'une mort qui ne soit point répugnante ni effroyable. »
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Je me mis à rêvasser, laissant ma pensée vagabonder sur ce sujet en des songeries bizarres et mystérieuses.
Je me crus, à un moment, dans une belle ville. C'était Paris ; mais à quelle époque ? J'allais par les rues, regardant les maisons, les théâtres, les établissements publics, et voilà que, sur une place, j'aperçus un grand bâtiment, fort élégant, coquet et joli.
Je fus surpris, car on lisait sur la façade, en lettres d'or : « Oeuvre de la mort volontaire. »
Oh ! étrangeté des rêves éveillés où l'esprit s'envole dans un monde irréel et possible ! Rien n'y étonne ; rien n'y choque ; et la fantaisie débridée ne distingue plus le comique et le lugubre.
Je m'approchai de cet édifice où des valets en culotte courte étaient assis dans un vestibule, devant un vestiaire, comme à l'entrée d'un cercle.
J'entrai pour voir. Un d'eux, se levant, me dit :
- Monsieur désire ?
- Je désire savoir ce que c'est que cet endroit.
- Pas autre chose ?
- Mais non.
- Alors, Monsieur veut-il que je le conduise chez le secrétaire de l'oeuvre ?
J'hésitais. J'interrogeai encore :
- Mais, cela ne le dérangera pas ?
- Oh non, monsieur, il est ici pour recevoir les personnes qui désirent des renseignements.
- Allons, je vous suis.
Il me fit traverser des couloirs où quelques vieux messieurs causaient ; puis je fus introduit dans un beau cabinet, un peu sombre, tout meublé de bois noir. Un jeune homme, gras, ventru, écrivait une lettre en fumant un cigare dont le parfum me révéla la qualité supérieure.
Il se leva. Nous nous saluâmes, et quand le valet fut parti, il demanda :
- Que puis-je pour votre service ?
- Monsieur, lui répondis-je, pardonnez-moi mon indiscrétion. Je n'avais jamais vu cet établissement. Les quelques mots inscrits sur la façade m'ont fortement étonné ; et je désirerais savoir ce qu'on y fait.
Il sourit avant de répondre, puis, à mi-voix, avec un air de satisfaction :
- Mon Dieu, monsieur, on tue proprement et doucement, je n'ose pas dire agréablement, les gens qui désirent mourir.
Je ne me sentis pas très ému, car cela me parut en somme naturel et juste. J'étais surtout étonné qu'on eût pu, sur cette planète à idées basses, utilitaires, humanitaires, égoïstes et coercitives de toute liberté réelle, oser une pareille entreprise, digne d'une humanité émancipée.
Je repris :
- Comment en êtes-vous arrivé là ?
Il répondit :
- Monsieur, le chiffre des suicides s'est tellement accru pendant les cinq années qui ont suivi l'Exposition universelle de 1889 que des mesures sont devenues urgentes. On se tuait dans les rues, dans les fêtes, dans les restaurants, au théâtre, dans les wagons, dans les réceptions du président de la République, partout. C'était non seulement un vilain spectacle pour ceux qui aiment bien vivre comme moi, mais aussi un mauvais exemple pour les enfants. Alors il a fallu centraliser les suicides.
- D'où venait cette recrudescence ?
- Je n'en sais rien. Au fond, je crois que le monde vieillit. On commence à y voir clair, et on en prend mal son parti. Il en est aujourd'hui de la destinée comme du gouvernement, on sait ce que c'est ; on constate qu'on est floué partout, et on s'en va. Quand on a reconnu que la providence ment, triche, vole, trompe les humains comme un simple député ses électeurs, on se fâche, et comme on ne peut en nommer une autre tous les trois mois, ainsi que nous faisons pour nos représentants concessionnaires, on quitte la place, qui est décidément mauvaise.
- Vraiment !
- Oh ! moi, je ne me plains pas.
- Voulez-vous me dire comment fonctionne votre oeuvre ?
- Très volontiers. Vous pourrez d'ailleurs en faire partie quand il vous plaira. C'est un cercle.
- Un cercle ! !...
- Oui, monsieur, fondé par les hommes les plus éminents du pays, par les plus grands esprits et les plus claires intelligences.
Il ajouta, en riant de tout son coeur :
- Et je vous jure qu'on s'y plaît beaucoup.
- Ici ?
- Oui, ici.
- Vous m'étonnez.
- Mon Dieu ! on s'y plaît parce que les membres du cercle n'ont pas cette peur de la mort qui est la grande gâcheuse des joies sur la terre.
- Mais alors, pourquoi sont-ils membres de ce cercle, s'ils ne se tuent pas
- On peut être membre du cercle sans se mettre pour cela dans l'obligation de se tuer.
- Mais alors ?
- Je m'explique. Devant le nombre démesurément croissant des suicides, devant les spectacles hideux qu'ils nous donnaient, s'est formée une société de pure bienfaisance, protectrice des désespérés, qui a mis à leur disposition une mort calme et insensible, sinon imprévue.
- Qui donc a pu autoriser une pareille oeuvre ?
- Le général Boulanger, pendant son court passage au pouvoir. Il ne savait rien refuser. Il n'a fait que cela de bon, d'ailleurs. Donc, une société s'est formée d'hommes clairvoyants, désabusés, sceptiques, qui ont voulu élever en plein Paris une sorte de temple du mépris de la mort. Elle fut d'abord, cette maison, un endroit redouté, dont personne n'approchait. Alors, les fondateurs, qui s'y réunissaient, y ont donné une grande soirée d'inauguration avec Mmes Sarah Bernhardt, Judic, Théo, Granier et vingt autres, MM. de Reszké, Coquelin, Mounet-Sully, Paulus, etc. ; puis des concerts, des comédies de Dumas, de Meilhac, d'Halévy, de Sardou. Nous n'avons qu'un four, une pièce de M. Becque qui a semblé triste, mais qui a eu ensuite un très grand succès à la Comédie-Française. Enfin tout Paris est venu. L'affaire était lancée.
- Au milieu des fêtes ! Quelle macabre plaisanterie !
- Pas du tout. Il ne faut pas que la mort soit triste, il faut qu'elle soit indifférente. Nous avons égayé la mort, nous l'avons fleurie, nous l'avons parfumée, nous l'avons faite facile. On apprend à secourir par l'exemple ; on peut voir, ça n'est rien.
- Je comprends fort bien qu'on soit venu pour les fêtes ; mais est-on venu pour... Elle ?
- Pas tout de suite, on se méfiait.
- Et plus tard ?
- On est venu.
- Beaucoup
- En masse. Nous en avons plus de quarante par jour. On ne trouve presque plus de noyés dans la Seine.
- Qui est-ce qui a commencé ?
- Un membre du cercle.
- Un dévoué ?
- Je ne crois pas. Un embêté, un décavé, qui avait eu des différences énormes au baccarat, pendant trois mois.
- Vraiment ?
- Le second a été un Anglais, un excentrique. Alors, nous avons fait de la réclame dans les journaux, nous avons raconté notre procédé, nous avons inventé des morts capables d'attirer. Mais le grand mouvement a été donné par les pauvres gens.
- Comment procédez-vous ?
- Voulez-vous visiter ? je vous expliquerai en même temps.
- Certainement.
Il prit son chapeau, ouvrit la porte, me fit passer puis entrer dans la salle de jeu où des hommes jouaient comme on joue dans tous les tripots. Il traversait ensuite divers salons. On y causait vivement, gaiement. J'avais rarement vu un cercle aussi vivant, aussi animé, aussi rieur.
Comme je m'en étonnais :
- Oh ! reprit le secrétaire, l'oeuvre a une vogue inouïe. Tout le monde chic de l'univers entier en fait partie pour avoir l'air de mépriser la mort. Puis, une fois qu'ils sont ici, ils se croient obligés d'être gais afin de ne pas paraître effrayés. Alors, on plaisante, on rit, on blague, on a de l'esprit et on apprend à en avoir. C'est certainement aujourd'hui l'endroit le mieux fréquenté et le plus amusant de Paris. Les femmes mêmes s'occupent en ce moment de créer une annexe pour elles.
- Et malgré cela, vous avez beaucoup de suicides dans la maison ?
- Comme je vous l'ai dit, environ quarante ou cinquante par jour. Les gens du monde sont rares ; mais les pauvres diables abondent. La classe moyenne aussi donne beaucoup.
- Et comment... fait-on ?
- On asphyxie... très doucement.
- Par quel procédé ?
- Un gaz de notre invention. Nous avons un brevet. De l'autre côté de l'édifice, il y a les portes du public. Trois petites portes donnant sur de petites rues. Quand un homme ou une femme se présente, on commence à l'interroger ; puis on lui offre un secours, de l'aide, des protections. Si le client accepte, on fait une enquête et souvent nous en avons sauvé.
- Où trouvez-vous l'argent ?
- Nous en avons beaucoup. La cotisation des membres est fort élevée. Puis il est de bon ton de donner à l'oeuvre. Les noms de tous les donateurs sont imprimés dans Le Figaro. Or tout suicide d'homme riche coûte mille francs. Et ils meurent à la pose. Ceux des pauvres sont gratuits.
- Comment reconnaissez-vous les pauvres ?
- Oh ! oh ! monsieur, on les devine ! Et puis ils doivent apporter un certificat d'indigents du commissaire de police de leur quartier. Si vous saviez comme c'est sinistre, leur entrée ! J'ai visité une fois seulement cette partie de notre établissement, je n'y retournerai jamais. Comme local, c'est aussi bien qu'ici, presque aussi riche et confortable ; mais eux..... Eux ! ! Si vous les voyiez arriver, les vieux en guenilles qui viennent mourir ; des gens qui crèvent de misère depuis des mois, nourris au coin des bornes comme les chiens des rues ; des femmes en haillons, décharnées, qui sont malades, paralysées, incapables de trouver leur vie et qui nous disent, après avoir raconté leur cas : « Vous voyez bien que ça ne peut pas continuer, puisque je ne peux plus rien faire et rien gagner, moi. » J'en ai vu venir une de quatre-vingt-sept ans, qui avait perdu tous ses enfants et petits-enfants, et qui depuis six semaines, couchait dehors. J'en ai été malade d'émotion. Puis, nous avons tant de cas différents, sans compter les gens qui ne disent rien et qui demandent simplement : « Où est-ce ? » Ceux-là, on les fait entrer, et c'est fini tout de suite.
Je répétai, le coeur crispé :
- Et... où est-ce ?
- Ici.
Il ouvrit une porte en ajoutant :
- Entrez, c'est la partie spécialement réservée aux membres du cercle, et celle qui fonctionne le moins. Nous n'y avons eu encore que onze anéantissements.
- Ah ! vous appelez cela un... anéantissement.
- Oui, monsieur. Entrez donc.
J'hésitais. Enfin j'entrai. C'était une délicieuse galerie, une sorte de serre, que des vitraux d'un bleu pâle d'un rose tendre, d'un vert léger, entouraient poétiquement de paysages de tapisseries. Il y avait dans ce joli salon des divans, de superbes palmiers, des fleurs, des roses surtout, embaumantes, des livres sur des tables, la Revue des Deux Mondes, des cigares en des boîtes de la régie, et, ce qui me surprit, des pastilles de Vichy dans une bonbonnière.
Comme je m'en étonnais :
- Oh ! on vient souvent causer ici, dit mon guide.
Il reprit :
- Les salles du public sont pareilles, mais plus simplement meublées. Je demandai :
- Comment fait-on ?
Il désigna du doigt une chaise longue, couverte de crêpe de Chine crémeux, à broderies blanches, sous un grand arbuste inconnu, au pied duquel s'arrondissait, une plate-bande de réséda.
Le secrétaire ajouta d'une voix plus basse :
- On change à volonté la fleur et le parfum, car notre gaz, tout à fait imperceptible, donne à la mort l'odeur de la fleur qu'on aima. On le volatilise avec des essences. Voulez-vous que je vous le fasse aspirer une seconde ?
- Merci, lui dis-je vivement, pas encore...
Il se mit à rire.
- Oh ! monsieur, il n'y a aucun danger. Je l'ai moi-même constaté plusieurs fois.
J'eus peur de lui paraître lâche. Je repris :
- Je veux bien.
- Étendez-vous sur l'Endormeuse.
Un peu inquiet, je m'assis sur la chaise basse en crêpe de Chine, puis je m'allongeai, et presque aussitôt je fus enveloppé par une odeur délicieuse de réséda. J'ouvris la bouche pour la mieux boire, car mon âme déjà s'était engourdie, oubliait, savourait, dans le premier trouble de l'asphyxie, l'ensorcelante ivresse d'un opium enchanteur et foudroyant.
Je fus secoué par le bras.
- Oh ! oh ! monsieur, disait en riant le secrétaire, il me semble que vous vous y laissez prendre.
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Mais une voix, une vraie voix, et non plus celle des songeries, me saluait avec un timbre paysan :
- Bonjour, m'sieu. ça va-t-il ?
Mon rêve s'envola. Je vis la Seine claire sous le soleil, et, arrivant par un sentier, le garde champêtre du pays, qui touchait de sa main droite son képi noir galonné d'argent. Je répondis :
- Bonjour, Marinel. Où allez-vous donc ?
- Je vais constater un noyé qu'on a repêché près des Morillons. Encore un qui s'a jeté dans le bouillon. Même qu'il avait retiré sa culotte pour s'attacher les jambes avec.